Roman historique
Le Récit d’’Al-Djazâ’ïr
Dans les rues de la cité d’ivoire
(1815 – 1830)
Récit deuxième – 2
Subitement, un brouhaha de voix indescriptible emplit les rues ; la population s’est mise à se déverser tel un torrent humain dans le port quant, soudain, des cris d’orfraie s’élevèrent parmi la foule :
« C’est la frégate de Raïs Hamidou ! …la frégate de notre champion, elle n’est plus qu’une dépouille carbonisée… »
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haque jour, aux premières lueurs du jour, Omar Bâcha se rend sur la terrasse du palais et scrute la mer, l’œil collé à la lunette de sa longue vue.
La journée promet d’être humide, chaude et pesante ; sous l’effet d’une forte réverbération la mer prend un aspect huileux, épais et opaque ; à mi-parcours de son zénith, le soleil cuirasse sa surface donnant l’illusion de dissoudre les carènes des navires qui se répandent telle une nappe de plomb en fusion.
En ce mois de juin 1815, le port est vide. Nos vingt corsaires croisent depuis plusieurs semaines en haute mer, disséminés le long des côtes ibériques et italiennes. Habituellement nos capitaines croisent en escadre, suffisamment groupés pour apporter assistance les uns aux autres si cela s’avérait nécessaire.
Mais voilà que le Prince, cédant à une mauvaise inspiration par ces temps de tension avec les puissances étrangères, exigea des Raïs des prises de valeur. Au Raïs Hamidou, il ordonna de rapporter une frégate américaine, comme il l’avait précédemment fait pour Mustapha Bâcha et Hadji Ahmed Bâcha[1].
Depuis trois ans, la Régence et les États-Unis sont en rupture de paix. Ces derniers ayant unilatéralement refusé de se soumettre au tribut convenu dans le précédent traité de paix et d’amitié, dont le paiement avait jusque-là garanti aux navires de commerce américains de naviguer en toute sécurité. Dès lors, nos corsaires ne leur laissèrent guère de répit en mer, d’autant que depuis l’intervention de l’accord de paix avec l’Angleterre, le commerce des États-Unis s’étendait et leurs navires de commerce ont de plus en plus présents en Méditerranée et dans l’Océan.
Aussi, jour après jour, attendions-nous la confirmation de la présence de la marine de guerre américaine en Méditerranée. Puis, vers le milieu du mois, Omar Bâcha est informé, par l’intermédiaire de ses espions à Gibraltar, de la présence des navires de la marine de guerre américaine, dès lors, il perçoit tout le danger que représente désormais une escadre américaine pour nos corsaires isolés.
Les jours s’écoulent dans l’expectative puis, vers la fin du mois de juin, huit navires de guerre apparurent à hauteur d’al-Djazâ’ïr… Prévenu, Omar Bâcha courut observer depuis la terrasse du palais la longue manœuvre de mise en panne des vaisseaux de guerre au milieu de la baie ; il songea :
« Ces maudits Américains surent si bien taire leur projet, qu’il eût fallu qu’ils fussent en Méditerranée pour que nous fussions informés. Car s’il se fût agi d’un pays européens, nous l’eussions su bien assez tôt, et nous aurions pris alors les mesures qui s’imposaient en temps de guerre pour les accueillir. Quand je pense que durant quinze ans ils se sont acquittés du tribut sans contestation, ni retard ! À présent, ils viennent nous défier chez-nous ! »
Omar Bâcha cherchait ce qui pouvait lier cet acte inhabituel de hardiesse à ce qui se dit depuis quelques années au sujet de leurs nouveaux vaisseaux, auxquels on attribue une grande résistance aux boulets de canon !
« Ils sont très confiants en la supériorité de leur armement », se murmurait-il.
*
Quelle ne fut pas notre étonnement et notre inquiétude de voir une division de vaisseaux de guerre pénétrer dans la baie, traînant en triomphe deux malheureuses dépouilles noircies par l’incendie, démâtées, les voilures en lambeaux et les ponts défoncés par tant d’obus que nous eûmes peine à croire qu’elles pussent encore flotter.
Subitement, un brouhaha de voix indescriptible emplit les rues ; la population s’est mise à se déverser tel un torrent humain dans le port quand, soudain, des cris d’orfraie s’élevèrent parmi la foule : « C’est la frégate de Raïs Hamidou ! …la frégate de notre champion, elle n’est plus qu’une dépouille carbonisée… !»
D’autres voix reprirent à l’unisson : « Ces maudits infidèles se sont acharnés sur lui telle une meute de loups enragés ! » Après la consternation, un silence endeuillé tomba sur les lieux. Tétanisés, nous regardâmes alors avancer dans la baie les vaisseaux ennemis, désormais tous conscients que la fatalité s’acharne sur al-Djazâ’ïr !
Ce spectacle inconcevable est malheureusement l’épilogue d’une guerre de trois ans opposant la marine de la Régence aux vaisseaux de commerce des États-Unis. Une guerre ouverte dès lors que le gouvernement américain avait suspendu, trois ans plus tôt, le versement du tribut annuel de douze mille sultanis or[2] dûs au trésor de la Régence, en application des dispositions de l’accord de paix signé entre les deux parties.
Certes, nous sommes tous convaincus que la cité est imprenable par la mer et nulle flotte de guerre n'en viendrait à bout. Mais les menaces de bombardement jettent toujours l’effroi parmi le peuple. Fodil Hassam. (À suivre…)
[1]- En 1802, Raïs Hamidou avait capturé une frégate portugaise armée en guerre qu’il offrît à Mustapha Bâcha. Des années plus tard, en 1811, il captura une seconde frégate, baptisée La Tunisienne, qu’il destina cette fois au Dey Hadji Ali Bâcha. Omar Bâcha voulait également la sienne.
[2]- Ce qui équivalait à 64 88 francs de l’époque.