Roman historique
Le récit d’al-Djazâ’ïr
Dans les rues de la cité d’ivoire
(1815 – 1830)
Récit septième - 7
Le peuple d’al-Djazâ’ïr avait coutume de fêter le retour triomphant de Raïs Hamidou, qu’il accompagnait, au milieu des acclamations, jusqu’à dar es-Sultane, où le Dey lui rendait honneur. Quel contraste avec l’attroupement d’aujourd’hui !
En ce jour triste, le peuple vient pleurer à la porte du Dey la mort de son héro et exprimer ses craintes de la présence hostile de la marine de guerre américaine dans la baie.
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a foule s’était répandue sur la totalité de l’espace compris entre bordj l’Bhar et bab D’zira, par où beaucoup tentent de s’engouffrer dans le port ; des groupes entiers investissent qâa Essour et colonisent les rochers qui pavent naturellement le port de pèche et le pied de la muraille.
La population d’al-Djazâ’ïr avait prit l’habitude de peupler le môle et les espaces rocheux en bordure des batteries de la marine dès qu’apparaissait dans la baie un de nos corsaires, un vaisseau ou un navire étranger ; invariablement, le retour d’un Raïs donne lieu à une affluence festive.
La profonde appréhension suscitée par l’apparition inattendue de l’escadre américaine est progressivement atténuée par une vive curiosité qui pousse à se rapprocher , le plus près, afin d’en savoir davantage.
À force de jouer des coudes, pour nous extirper de cette cohue, Amir et moi nous retrouvâmes au pied du mur sud de bordj al Andalous ; l’idée me vint naturellement d’aller m’informer plus amplement auprès de mon ami, Selim Quluglu, récemment élevé à la charge de Bach Tobdji.
J’entraînai donc jeune compagnons vers l’entrée du fort, où nous fûmes arrêtés par les deux yûldach en faction ; je demandai à être reçu par Selim Bach Tobdji ; après un court moment, j’entendis la voix familière de mon ami brailler, pour se faire entendre, depuis l’étage supérieur : « Grimpe, vieille branche, cria t-il, tu arrives au moment le plus critique ! »
Sans préliminaires, Selim entra dans le vif du sujet : « Contemple, ami, ce qui arrive à ta cité ! Aurais-tu pu concevoir un jour comme celui-ci : al-Djazâ’ïr assiégée au pied même de son rempart par une puissance ennemie, pendant que nos Raïs croisent en mer ?!
— Si tu veux mon avis, c’est une période qui n’augure rien de bon pour notre cité, rétorquai-je, avec un profond soupir. Un port sans défense, deux de nos meilleurs capitaines vaincus, et les nations chrétiennes qui se liguent à présent contre nous…, funeste sera l’avenir !
— Sais-tu que c’est la première fois que cela nous arrive ? reprit Selim, en dirigeant le regard vers le môle à travers une meurtrière armée d’un canon de 24.
— Quoi donc ?
— Que nous ignorions aussi parfaitement le mouvement de l’escadre vers nos côtes, alors que nous savions que la marine américaine croise en Méditerranée depuis déjà trois ans! Les espions du Dey sont restés sourds et aveugles. L’état-major des États-Unis a su garder le secret absolu autour de cette opération. »
Alors que nous parlions, Amir s’est dirigé vers l’enceinte fortifiée donnant sur le port et se pencha à travers une meurtrière afin d’embrasser du regard toute la rade. Après un long moment, il bondit tel un félin, et s’écria : « Venez voir, on dirait que les Américains se mettent en ligne de bataille !
— Que dites-vous là, jeune homme, ils s’apprêteraient à nous canonner ?
— Par Allah ! cela m’en a tout l’air, rétorqua Amir.
Nous courûmes vers cette partie de la muraille et constatâmes en effet que l’escadre, à la faveur d’une brise d’est persistante, s’était déployée en ligne, de sorte que le navire qui se trouvait à l’extrémité, au point nord-est, fût en position de pointer les batteries supérieures de bordj l’Fnar. Voiles rentrées, sabords ouverts, l’escadre donnait tout l’air de mettre le blocus devant le port. Je regardai Selim. Le voyant contemplatif face à cette manœuvre, je lui lançai :
«Éclaire ma lanterne, pardi ! Si j’en juge par cette manœuvre, c'est un blocus qui se met en place !
Absorbé, la main occupée à lisser d’un geste familier sa moustache de Bulgare, il finit par marmonner :
« Je crois que c’est un déploiement neutre. D’ici je vois que tout le monde au port le prend comme tel. Je distingue en effet davantage de canonniers aux parapets des forts de la marine qu’aux commandes des pièces. Les navires sont positionnés selon mon évaluation à moins de 600 toises de nos batteries sud[1]. Toutefois, dans cette station, ils pourraient mettre nos navires en situation de vulnérabilité, s’ils arrivaient isolés, après avoir utilisé leurs munitions en mer. »
De fait, la position en ligne de bataille de l’escadre américaine et la puissance de feu dont elle dispose, combiné à l’effet de surprise, pourraient être une menace fâcheux pour les Raïs.
Après un court silence pendant lequel il parut mûrir une réflexion, les traits tendus, Selim Kuluglu reprit, la voix grave :
« Je ne peux me défaire de l’idée que les Américains fussent aussi parfaitement renseignés sur les habitudes de nos corsaires, voire sur les périodes précises de nos croisières ainsi que les positions exactes en mer de nos croiseurs... S’ils se sont enhardis à planifier une telle expédition, d’autres pays ennemis ne manqueront pas de s’en inspirer, peut-être même à la faveur de l’entente des pays chrétiens autour de la ligue qu’ils s’efforcent de former contre la Régence.
— Le risque n’est pas à écarter, dis-je, appuyant son propos; des idées d’expansion agitent les grandes nations européennes, et je crains que nos remparts n'offrent guère une protection efficiente, lors des périodes à venir. »
Depuis la terrasse supérieure du fort, le regard plonge dans l’immensité de la mer sans jamais atteindre à l’horizon que le beau temps semble repousser à l’infini. Pour l'heure, on ressent un sentiment de satisfaction à la vue des ouvrages fortifiés qui entourent la cité ; le mur formé par les fortifications de la mer s’élève, tel un rempart compact, avec des centaines de bouches à feu dirigés vers le large ; il indique aux navires étrangers le rubicond à ne pas franchir.
Selim perçut mon émotion. Il se mit en devoir d’expliquer :
« Ce sont tous ces ouvrages de défense qui, depuis des siècles, forment le mur d'airain derrière lequel s'abrite al-Djazâ’ïr, dissuadant plus d'une armada ennemie à risque un assaut fatal. Sur près d’une centaine d’années, bordj al-Andalus a connu de rudes bombardements, mais il a résisté, car il fut bien bâti, doté de murs épais en pierres calcaires et d’un revêtement de pierres de taille…Ses vingt trois canons sont orientés vers la mer et en partie en direction du sud. D’ici, comme tu le constates, nous pouvons atteindre les vaisseaux de guerre ennemis sur n’importe quel point de la baie. »
Nous redescendîmes.
Selim nous fit d’abord faire le tour des dix sept meurtrières armées du fort, dont les pièces, prêtent sur leurs affûts, sont pourvues de Tobdjis[2] permanents. Mon regard se fixa sur un canon, que je qualifierais de monstre à sept bouches. Selim sourit et dit : « Il vient de Fez. C’est une pièce unique, vieille deux cent trente ans.
— À elle seule, c’est un véritable fort, m’écriai-je avec admiration. »
Amir, jusque-là profondément absorbé par le spectacle de l’escadre américaine, allongé de tout son long sur la largeur d’une meurtrière et agrippé au canon d’une pièce, fit soudain un bon et s’écria :
« Regardez, la foule afflue vers dar e’Sultane !
— C’est le Diwân qui se réunit alors, hasarda Selim Tobdji. »
Telle une masse liquéfiée coulant dans les étroites ruelles commerçantes, la foule refluait dans un immense brouhaha. Comprimée par de nouveaux afflux, elle grossit entre mesdjed E’chemaïn et al Kissaria, deux ruelles formant les deux bras qui mènent à l’entrée de la petite place pourvue d’une fontaine située en face au palais du Dey.
Je quittai Selim précipitamment et m’agrégeai au mouvement de la foule, afin de ne rien manquer de ce qu’il allait suivre. Amir m’emboîta le pas. Je me souvins, chemin faisant, que j’avais oublié de m’informer auprès de Selim au sujet du brick que traînait l’escadre américaine à l’arrière de la frégate de Raïs Hamidou, et criai à l’oreille d’Amir, tout en l’immobilisant :
« Tu l’as bien regardé toi ! As-tu une idée de son identité ?
— J’hésite entre La Portugaise et le Brick neuf, répliqua sans sourciller Amir. Le premier croise sous les ordres du Raïs Kara Ibrahim et le second sous le commandement de Raïs Salah. »
Je songeai que les Américains ne pouvaient oublier toutes les prises que nous leur devons et qu’ils doivent aujourd’hui se considérer en partie payés de retour pour le brick que nos corsaires leur avaient jadis pris[3].
*
Le peuple d’al-Djazâ’ïr avait coutume de fêter le retour triomphant de Raïs Hamidou, qu’il accompagnait, au milieu des acclamations, jusqu’à dar es-Sultane, où le Dey lui rendait honneur. Quel contraste avec l’attroupement d’aujourd’hui !
En ce jour triste, le peuple vient pleurer à la porte du Dey la mort de son héro et exprimer ses craintes de la présence hostile de la marine de guerre américaine dans la baie.
Depuis la terrasse du Palais, Omar Bâcha et son ministre, Ali wâkil al-Khardj bab D’zira, scrutent les mouvements de l’escadre. La perte de Raïs Hamidou suscite chez l'un comme chez l'autre des sentiments ambivalents où se mêlent soulagement et regret.
Ali nourrissait de tout temps une jalousie incurable à l’égard de cet homme, dont les exploits et la richesse en font, aux yeux du peuple et des autres Raïs, un personnage digne de tous les honneurs. L'hommage post-mortem que le peuple rend au Raïs le fait rager intérieurement ! Il grogna :
« Certes nous avons perdu un capitaine valeureux, mais il nous en restent d’autres, et de beaucoup moins inquiétants pour nous.
— Vous êtes dans l’erreur, dit Omar Bâcha, récusant les propos de son ministre ; il nous reste peu de braves Raïs de la trompe de Hamidou. Ce que vous m’aviez rapporté de ses ambitions m’avait un temps profondément inquiété, mais vous lui êtes hostile, Ali ! Aussi j’incline à penser que vous exagériez sciemment son ambition à vouloir usurper le pouvoir. Lors de son retour de la dernière campagne, sur la foi de vos rapports, j’avais refusé de le recevoir. À présent je me demande si j’avais bien agi.
— Je vous ai rapporté la stricte vérité, effendy. Lors de sa dernière mission il avait laissé son escadre sans commandement et il est rentré avec sa frégate, contrevenant à toutes vos instructions. On dit aussi qu’il aurait tenté un rapprochement avec l’entourage du Sultan Mahmoud[4] dans le but de servir ses ambitions.
— Seule l’influence grandissante de Hamidou parmi la Taïffa des Raïs m’inquiétait vraiment ! rétorqua sur un ton âpre le Dey.
— Précisément, et les Raïs se mirent à colporter la rumeur selon laquelle les Janissaires agiraient de sorte à déstabiliser le gouvernement.
— Reprenez-vous Ali, nous sommes bien loin du temps où Hassan Pecinini[5] pouvait acheter les Yûldashs ; la fortune de la Taïfa qui, il y a près de deux cents ans, avait fait sa puissance, n’est plus qu’un souvenir. Quant à la popularité de Raïs Hamidou, elle n’est que l’expression d’un peuple au caractère atone, frustré par notre suprématie, nous les Turcs ! »
L’animosité d’Ali à l’égard de Hamidou le conduisait à le dénigrer sans cesse et à le déconsidérer dans l’esprit de Omar Bâcha. Il réussissait si bien que ce dernier refusât de le recevoir à son retour de la dernière croisière. Ce désaveu poussa Raïs Hamidou à reprendre la mer deux jours plus tard, mettant le cap vers l’Atlantique, à la poursuite des bateaux américains, car le Dey exigeait une frégate américaine, qu’el qu’en fût le prix.
(À suivre...) Fodil Hassam.