Roman historique
Le récit d’al-Djzâ’ïr
Dans les rues de la cité d’ivoire ?
(1815 – 1830)
Récit cinquième - 5
I |
l était déjà près de vingt heures, lorsque les premiers convives arrivèrent. Bel Khûdja les accueillis sous la galerie et les pria de prendre place. Quelle agréable surprise ce fût pour moi de voir arriver Belfodil et Kasdali, deux de mes amis, en voyage depuis de nombreux mois ; je me levai, les saluai, et, simulant un air de reproche, je m’écriai :
« Vous voila de retour ! et moi qui vous croyais quelque part entre Gênes et Alexandrie… !
— Par exemple ! notre jeune chroniqueur ! répliqua Belfodil sur le même ton. Figure-toi que nous avons débarqué hier, un peu avant la prière de l’Ichâa. Je crois que l’un et l’autre avons passé la journée à dormir. Si bien qu’au réveil, notre premier contact fût le messager de ce cher ami bel Khûdja. »
Puis, sur un ton moqueur, il jeta à l’adresse de bel Khûdja :
« Auriez-vous acquis des dons de devin depuis notre départ pour l’Europe, vieille branche ? On l’aurait cru, car aussitôt que nous fûmes débarqués, vos gens en furent informés.
— Vous savez parfaitement, mes chers amis, que tout ce qui concerne la Régence et notre cité en particulier me parvient sitôt qu’il survient. J’ai par exemple su que vous aviez affrété, en association avec des marchands maghrébins, un bateau auprès d’un capitaine tunisien, et que vous fîtes le trajet entre Tunis et Alexandrie dans les deux sens, avant de mettre le cap sur al-Djazâ’ïr. Le bateau sur lequel vous aviez navigué, et qui est actuellement au port, poussera dès demain jusqu’à Salé.
— Imbattable ! s’exclama Belfodil. Tes informateurs, dans ces deux cités, sont aussi efficaces que ceux du Dey !
— Tu ne crois pas si bien dire…, mon ami ! »
Kasdali et Belfodil appartiennent à des familles de vielle souche et constituent le socle des dignitaires de notre cité, reconnus comme ses représentants moraux légitimes. Dans leurs veines coule le sang des Taâliba et des Mezghana. Ce sont aussi les propriétaires de l’essentiel des terres et des biens matériels.
Leur présence anima le salon. Les premiers serviteurs arrivent chargés de pipes prêtes qu’ils disposent à la portée de chaque convive. D’autres suivent avec des plateaux chargés de petits gâteaux au miel et aux amandes, et du thé parfumé ; au fur et à mesure arrivaient les autres invités.
Slimane ben Mohammed Djazâ’ïri entra le premier, suivi de Mustapha ben Youcef et Khaznadji Hassan Djazaïri. Naturellement, je les connais tous les trois, mais c’est la première fois que je m’apprête à passer une soirée en leur compagnie. En revanche, Kasdali et Belfodil comptent parmi leurs amis intimes : ce sont autant de personnalités importantes dans notre cité, respectées et craintes.
Le premier, Sidi Slimane ben Mohammed Djazâ’ïri, est le Cadi maleki ; comme il le fut au temps du Dey Hadj Ali, il jouit encore de nos jours de la confiance du souverain. Le second, Khaznadji Sidi Hassan, brille par son esprit vif et sa tolérance. Tous les trois appartiennent à des lignées très tôt associées par les Deys à l’exercice de l’autorité. C’est une élite qui éclaire l’État turc tel un phare en pleine nuit, et sans laquelle les maîtres de la Régence aurait été réduits à une caste militaire, souvent analphabète, et très certainement cupide et violente.
Quant à Mustapha ben Youcef, il est l’Agha des Arabes (spahis), autrement dit le général en chef de cavalerie de la Régence. À ce titre, au Diwân, il est le deuxième homme, après le Khaznadji.
Quant nous fûmes confortablement installés sur les sofas moelleux drapés de fines étoffes, appuyés contre des coussins généreusement rembourrés, bel Khûdja se fit un devoir de me présenter car, parmi l’assistance, il en fut que je n’eus guère l’opportunité d’approcher.
« Ce jeune homme, commença-t-il, s’est lancé le défit de rédiger la chronique de notre belle cité. Peut-être que les plus jeunes, grâce à lui, connaîtrons enfin les faits qui ont fondé son histoire et motivé ses hommes. Tous les convives applaudirent à ce propos, sans doute par égard pour bel Khûdja.
Et à propos de faits, on ne pouvait manquer d’évoquer dans cette assistance ce qui se déroulait sous nos yeux. Parce qu’il était le moins informé d'entre nous, naturellement en raison de sa longue absence, Kasdali s’empressa de lancer la conversation :
« Ainsi les Américains nous somment de faire la paix ! Vous attendiez-vous à ce qu’ils s’enhardissent jusqu’à venir nous défier sous nos murs ? »
En disant cela, il regardait fixement ben Youcef.
Sans détourner les yeux de son interlocuteur ce dernier se mit en devoir de rappeler doctement les faits : « Jusqu’à l’apparition de la flotte américaine dans la baie, le Diwân n’envisageait guère la perspective d’une guerre contre les Américains, car bien que nos relations fussent clairement tendues, nous redoutions davantage du côté européen dont nous étions informés des mauvais plans qui se tramaient contre nous.
— Tout juste ! coupa Sidi Hassan Djazâ’ïri ! C’est seulement lorsque les Américains violèrent le traité de paix qui nous liait et qu’ils refusèrent de payer le tribut convenu, que Hâdji Ali Dey avait décrété la guerre sainte, engageant les Raïs à capturer leurs bateaux. D’ailleurs, ils nous ont fait autant ! Rare défit lancé à la Régence par un pays chrétien !
— Pénétré comme ses devanciers du sentiment d’invincibilité de notre Marine, enchaîna ben Youcef, Omar Bâcha rechercha le moyen de répondre à ce défit par une action mémorable, comme l’avait fait précédemment notre illustre Raïs, en enlevant une frégate de guerre, lors d’une bataille victorieuse sans précédent dans les fastes d’al-Djazâ’ir[1]!
— Et voilà qu’il ordonna à son tour au Raïs Hamidou de lui rapporter ce trophée," conclu ben Khûdja d’un air affligée ! »
Je demandai alors si, dans les circonstances actuelles, nous étions en position de négocier à notre avantage. Il me fut répondu par la négative. Certes, les Américains ne constituaient pas à eux seuls une menace, mais les intrigues et les préparatifs hostiles à la Régence[2] , qui se déroulaient de l’autre côté de la Méditerranée, suggèrent d’éloigner la menace américaine par la négociation afin d’écarter toute tentative des grandes puissances de joindre des forces hostiles à celle qui se précise en ce moment.
En homme d’État avisé, Sidi Hassan Djazâ’ïri reprit le fil de son propos :
«Les flottes de guerre chrétiennes croisent à présent en permanence en Méditerranée. Nos espions nous informent qu’une alliance chrétienne hostile à la Régence se constituait depuis une année, peut-être sous l’instigation des Français comme c’est la conviction du Dey, dont la finalité serait la préparation d'une expédition vers nos côtes. La situation étant encore imprécise, nous gagnerions à renforcer nos capacités de défense, et serions bien inspirés de considérer la bravade américaine comme le signe d’une nouvelle forme d’hostilité concertée des pays chrétiens, une sorte de front commun dirigé contre nous…
— C’est cela même, appuya Agha ben Youcef, d’autant que les dernières années de gouvernement du Dey Hâdji Ali avaient irrémédiablement gâté nos rapports avec les nations chrétiennes. D’ailleurs, l’envoyé spécial du Sultan Mahmoud, le Général Aly, avait informé le Dey que les grandes puissances se concertent au sujet d’un plan de destruction de la Régence. Est-ce bien cela, Sidi Hassan ?
— C’est cela même ! fit ce dernier. »
Progressivement, la soirée basculait à la légèreté. Kasdali et Belfodil furent conviés à nous conter les péripéties de leur long voyage. Au vrai, ils nous ont mis en gaité, avec leur propos égrillards et leurs mimiques suggestives ; et, dans cette ambiance chaude et embaumée, je me sentais pénétré d’une langueur suave.
Fodil Hassam. (À suivre…).
[1]- Raïs Hamidou avait en effet capturé une frégate portugaise de 44 canons, à bord de laquelle se trouvait un équipage de 282 hommes vivants ; cela s’est passé en 1802.
[2] [N.D.L.R.] Lettre adressé par Omar Pacha au Sultan, le 1er juillet 1816, dans laquelle il évoque la constitution à Malte, d’une flotte alliée et d’un corps d’armée d’infanterie, devant être dirigés contre la Régence. In, Revue de l’Occident musulman et de la Méditerrané, N°5 – 1968.