Roman historique
Le récit d’al-Djazâ’ïr
Dans les rues de la cité d’ivoire
(1815 – 1830)
Récit sixième - 6
En peu de temps, la foule, débordante, renversait tables et bancs poussant devant elle tout ce qui s’y trouvait ; Je me sentis alors happé par le flot et dirigé dans l’étroite Triq Bab D’zira...C’est la frégate que commandait Raïs Hamidou ! Il est mort, notre tigre des mers! lança Amir...
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’est le dernier jour du mois de juin. Cela fait deux semaines entières que l’escadre américaine stationne dans la baie. Au milieu de la matinée, on apprend que le nouveau traité de paix, proposé par les Américains, est signé par Omar Bâcha.
Conclu dans l’après-midi du 30 juin, le document avait été tenu au secret jusqu’au lendemain 31. Dans la nuit, le chef de la délégation américaine, William Shaler, rejoignit le vaisseau amiral et conféra avec le commodore Decatur. Au petit matin, l’escadre mettait en panne à mille cinq cents toises, déployant le pavillon parlementaire.
Le Commodore Decatur et le Commissaire William Shaler ont obtenu la signature du traité de paix sans nulle modification des dispositions prévues. Le soir même, Shaler est investi de la charge de consul général des États-Unis. La nouvelle fut portée sur les ailes de la renommée, et la cité recouvrit enfin sa sérénité.
Compte tenu des conditions dans lesquelles il avait été signé, combien de temps ce traité tiendra-t-il avant d’être dénoncé ? Les États-Unis avaient en effet abusé de la situation, ce que le Diwân ne pardonnera pas évidemment ! En le ratifiant, Omar Bâcha avait conscience que les Janissaires ne béniraient jamais cet acte, qu’ils considèrent être une trahison ! Aussi doit-il à sa survie de persuader l’Odjâk qu’il n’était pas disposé à déroger à la tradition instituée par ses prédécesseurs, à savoir qu’un traité de paix n’était qu’une trêve à l’issue de laquelle la guerre pourrait reprendre. Ce qui revient à dire qu’il ne durera que le temps nécessaire. Quant au peuple, il lui faudra du temps pour se défaire de l’angoisse ressentie au moment de l’intrusion de l’escadre de guerre américaine dans la baie, en l’absence de notre flotte, partie plusieurs semaines plutôt en croisière.
*
Je garderai à jamais en mémoire cette maudite journée du 28 juin. Comme d’habitude, je m’éveillai avec le jour, qui commençait de répandre une lumière hésitante, alors que le soleil, encore distant, invitait la mer à s’ouvrir à ses premières caresses. Comme chaque matin, cette nature, qui m’est tant familière, se révélait de nouveau en une composition sublime, mais ô combien furtive ! L’âme emplit de mille félicités, je ne me doutais pas encore du malheur qui, déjà, frappait notre cité.
Constante, la mer esquisse discrètement sa lente mue matinale ; un moment, c’est une prairie constellée d’étoiles d’argent qui se découvre au regard du voyeur passionné ; puis, se mouvant en une matière frémissante, lentement, révèle ses mille nuances de lumière, avant de se répandre en offrande au soleil épanouit dans le ciel…Ensemble, ils répandent alors généreusement leur lumière sur la cité d’ivoire et illuminent ses coteaux verdoyants…
Cependant, je ne pouvais me retenir de penser que quelque chose troublait confusément cette poésie. Comme si je percevais une ombre orageuse dans la brume non encore dissipée qui nappe le fond de l’horizon, je courus prendre ma longue vue et scrutai fébrilement le lointain.
Est-ce des vaisseaux qui mouillent à quelques milles, ou bien naviguent-ils vers la baie ? Il est trop tôt pour le distinguer ! Il me revint alors en mémoire les propos de mon ami Belfodil qui me disait : « attendons-nous à un blocus concerté entre Hollandais et Américains et auxquels se joindraient peut-être les Espagnoles. Nous savons par nos espions que les puissances d’Europe sont réunies en congrès permanent en Autriche et que la paix est établie entre elles. Il se dit qu’elles s’apprêteraient à prendre le parti d’une alliance agressive contre al-Djazâ’ïr, ses Raïs et sa marine.
Et, après deux longues heures d’observation, je commençais de distinguer plus clairement des bâtiments de guerre, toute voile dehors, visiblement ralentis par un vent tournant au nord. Puis, au fur et à mesure que l’horizon de la mer s’éclaircissait, apparaissait plus nettement une constellation de navires de guerre. Cela aurait été un évènement presque ordinaire si nos vingt corsaires n’étaient en croisière, disséminés en pleine mer.
N'y voyant pas à ce moment précis de motif d'inquiétude excessive, et comme j’y songeai depuis la veille, je me rendis sans perte de temps à Diwân al-Karmous, chez mon barbier habituel, pour me rafraîchir le poil et soigner ma coiffure. Assis derrière la balustrade finement ouvragée qui surmonte l’entrée de l’échoppe, j’observais la petite foule silencieuse qui coulait paisiblement vers la grande place des souks[1]. Eclairées d’une lumière blafarde et vacillante, prodiguée par une ou deux lampes à l’huile fumeuses, consistant le plus souvent en un bain de cire dans une écuelle planté d’une mèche en simple toile qui sert de bougie, les échoppes du barbier et du cafetier sont les premières ouvertes, aussitôt la prière du matin accomplie.
Les habitants d’al-Djazâ’ïr sont matinaux; leur activité quotidienne gravite autour de la mosquée. Dans sa presque totalité, la population active pratique le petit commerce et les métiers de l’artisanat, et sont à pied d’œuvre au soleil levant, animant la médina de leur ardeur. Exception faite évidemment des grands négociants qui, eux, appartiennent la notabilité de la cité.
Je quittai mon barbier sous un soleil déjà épanoui et me dirigeai vers biâa al Khôdhra. Cette petite rue qui prend le nom de l'activité qui s'y pratique, s’anime dès les premières lueurs[3]. Partant de la Dj’nina[4], à[2]proximité de Dar ed’Dey l’kdima, elle longe Djamâa Esseïda et aboutit au Badistan, en direction de bab D’zira. Les marchands de fruits et légumes y convoient très tôt leurs denrées fraîchement récoltées. Je m’y rends très tôt, car j’y retrouve alors les senteurs entières des fruits et légumes fraîchement étalés.
Mon panier rempli, je pris la direction de mon logis, situé au bout de Triq bab D’zira, au moment où s’élevait la sarabande familière martelée par l’outil des plombiers, cordonniers, armuriers et autres serruriers, annonçant le début d’une journée de labeur ; l’air du matin s’embaume alors doucement des effluves si particuliers qui s’échappent de l’agrégat des particules de matériaux laminés, traités, transformés…, réincarnés... , que la brise emporte et suspend dans l’air de cet espace réduit, fendu d’une quinzaine de ruelles.
Je poursuivis sous les voûtes de Zankat al Siagha[5] qui fait jonction avec Triq Bab D’zira, à l’endroit où s’élève al kahwa l’kbira (Grand Café). Notre cité compte près de soixante cafés qui servent tous un excellent moka, indépendamment de l’endroit où ils se trouvent. Ce café à prêté son nom au segment de rue où est implanté.
Je m’attablai à l’extérieur et commandai mon moka matinal. Amir, un jeune homme noir, alerte et enjoué y fait depuis quelque temps office de garçon de salle. Dès qu’il m’aperçut, il s’empressa d’accourir avec une tasse en terre cuite, de forme ronde et trapue. Il me servit le visage animé d’un large et généreux sourire, puis s’assit un instant à mes côtés.
Sa mine enjouée, son expression affable et ses airs interrogateurs lui valent un contact facile avec presque tous les clients habituels du Grand Café. Il a en permanence une provision de sujets sur lesquels vous questionner.
Ce jour-là je n’avais guère eu à subir l’épreuve à laquelle il m’avait habitué. Alors qu’il s’asseyait, une clameur sidérale s’élevait, s’amplifiait et nous enveloppait ; tel un torrent une foule s’est mise à se déverser aux abords du Badistan puis se répandre, de plus en plus nombreuse, autour de Djamâa l’Kbir.
En peu de temps, la foule, débordante, renversait tables et bancs poussant devant elle tout ce qui s’y trouvait. Je me sentais alors happé par le flot et dirigé dans l’étroite Triq Bab D’zira au milieu d’enfants, de jeunes gens et de vieillards. Au prix d’un grand effort, à l’entrée de Triq Arrabadji, je m’en suis libéré. De là, suivant un arc contournant Zaouiat Djamâa l’Kbir et Foundouk el Goumerg, je débouchai à deux pas de bordj al Andalous, au nord de bab D’zira. Entre ces deux ouvrages, une petite percée offre un panorama sur la darse qui prolonge la vue vers le sud, jusqu’à bordj Ras-el-Moul. C’est seulement alors que je comprenais l’origine de tant d’émoi populaire.
La flotte de guerre que je percevais ce matin dans la lentille de ma longue-vue est entrée dans la baie, en station hors de portée des canons des huit ouvrages fortifiés de la marine. Je reconnus l’appartenance du pavillon à larges bandes rouges et blanches, au coin bleu constellé d’étoiles, déployé au grand mât du navire de commandement : c’est une escadre américaine formée de huit bâtiments !
Paradoxalement cette vision m’apaisa et chassa de moi l’inquiétude âpre qui m’avait habitée au milieu de la foule. Ma raison acceptait qu’un tel évènement survienne, car depuis près de trois ans, le Dey est en guerre contre cet État chrétien qui refuse de payer le tribut convenu par un traité de 1810.
Je m’efforçais donc de trouver une position qui me permettrait d’élargir mon champ de vision sur la mer. À peine ai-je trouvé la posture qui m’offrait un angle plus ouvert sur la rade que je me sentis envahi par une sourde angoisse ; car à présent je distingue avec plus de netteté le corsaire traîné en triomphe par le vaisseau amiral américain : indubitablement, c’est la frégate que commandait Raïs Hamidou !
Cette vision m’étourdis ! Je venais de comprendre l’immense désarroi qui s’est emparé du peuple ! Sans doute est-ce des pêcheurs qui sont à l’origine de la nouvelle qui précipita la foule vers le port. Je recouvrais tout doucement ma lucidité, quant arrivait Amir; sans émoi apparent, lança : « Il est mort notre tigre des mers !!
— C’est ce que nous allons très vite savoir, jeune ami.
« Hamidou n’est pas homme à accepter de survivre à l’humiliation d’une défaite ! » ai-je marmonné pour moi-même.
Vaincue et désarmée, la frégate de notre invincible capitaine paraît n’être plus qu’un vaisseau fantôme. Après un bref instant, Amir s’enquit :
« Crois-tu qu’ils retiennent sa dépouille et celles de ses compagnons ? »
Je relevai l’indécence d’une telle supposition et décrétai que pareille avanie n’était guère pensable : « Après avoir inscrit son nom au fronton de la terre du Djihad, penses-tu qu’il permettrait à l’infidèle de se réjouir d’une victoire en lui offrant sa tête en trophée ?
(À suivre). Fodil Hassam.
[1]- Blacet es’souk l’kbira.
[2]- Anciennement, marché aux esclaves. Toutefois l’édifice assure les services d’un centre de commerce doté de magasins pour entreposer les marchandises, d’un coffre fort et d’une hôtellerie pour les négociants.
[3]- Le souk proprement dit.
[4] - Une petite place circulaire où se trouve un jet d’eau, située vis-à-vis de l’entrée de dar al-Imara.
[5]- Rue des bijoutiers-joailliers.