La théorie des maillons faibles
Tunisie, Egypte, Yémen, Bahreïn, Oman, Libye, Algérie… Qu’y a-t-il de commun entre ces différentes sociétés et régimes politiques ? Quelle est la morphologie des systèmes politiques en place dans chacun de ces pays ? Quels sont les facteurs qui les rapprochent et les différencient ?
Il est à présent établi que peu d’analystes et d’observateurs, voire de diplomates, en occident même, prévoyaient une révolution aussi radicale dans des pays tels la Tunisie et l’Egypte.
Avec la chute du pouvoir en Tunisie et le départ de Zine Al Abidine Ben-Ali, le soulèvement populaire contre le système incarné par le président Moubarak, en Egypte, les analystes occidentaux de tout poil déterrent leurs grimoires empoussiérés et brandissent la vieille théorie des dominos prédisant une propagation contagieuse des soulèvements populaires aux autres territoires arabes ou musulmans. Il en est néanmoins qui réfutent cette approche arguant de particularités politiques, culturelles, économiques voire psychologiques, pour faire valoir des revendications, des formes de contestations différenciées.
Le processus de contestation que l’on qualifie de révolutionnaire dans les deux premiers pays cités est non seulement inattendu, mais n’acquît ce caractère que par inadvertance, sous l’impulsion d’intérêts divers qui se sont très vite greffés aux premières agitations, à contenu initial fortement social et économique.
Cette impulsion est donnée par les oppositions politiques diverses jusque-là contenues par les régimes en place à Tunis qu’au Caire, mais surtout par les agents externes qui, à l’affût, guettaient le moment propice pour insuffler la vitalité nécessaire à l’opposition. Situation patente dans les deux cas.
La question qui se pose serait de savoir pourquoi est-ce le régime de Ben Ali en Tunisie qui, le premier est tombé, avec une relative facilité somme toute, et pourquoi a-t-il été suivi, avec si grande célérité, par le régime Egyptien ?
L’étincelle donnée par le geste de désespoir du jeune tunisien, l’immolation par le feu en tant qu’acte politique de contestation ultime, n’était pas à ce moment précis annonciateur d’une révolution. On en était encore au comportement individuel qui, progressivement, se met à polariser une revendication socio-économique collective, socialement et géographiquement circonscrite.
Tunisie
Sous Ben Ali, le régime politique en Tunisie nourrissait, intérieurement, l’amplitude de la contestation. Au Maghreb, ce pays se présente comme le maillon faible. Nombre de raisons, et de circonstances aggravantes le qualifie à ce statut :
1- Il est établi que le régime souffre d’une profonde corruption, organisée, et, comme partout dans le monde arabo-musulman, élevée au rang de concept de gestion et de répartition des richesses du pays ;
2- Le régime négligeait tant les classes inférieures que de la classe moyenne ; si bien que ce mode de répartition instaurait un conflit entre une apparente volonté d’élargir l’éducation et la réalité économique et politique de cette classe moyenne, qui, in fine, est tombait dans un état de paupérisation.
3- Rupture de la mobilité sociale, donc de l’opportunité d’amélioration des conditions objectives (niveau de vie) d’existence, une désolidarisation de cette fraction instruite et éduquée de la société avec le pouvoir politique. Bien plus grave, le lien que cette classe entretenait avec les couches supérieures, prolétarienne et sous-prolétarienne s’est rompu, neutralisant son rôle de tampon dans la société.
4- Paupérisation et désolidarisation de la classe des travailleurs, exclusivement organisée en syndicat unique puissant (UGTT), de l’administration et du pouvoir politique, faisant ainsi fortement pencher la balance, dès sa prise de position, en faveur du peuple.
5- Existence d’une opposition relativement bien politisée et ancienne, mais dont une partie s’est expatriée en raison de la répression dont elle faisait l’objet. Cette partie de l’opposition semble avoir trouvé l’appui nécessaire à l’étranger, ainsi que l’encadrement qui l’a instrumenté dans la perspective d’un changement prévisible.
6- Accaparement des ressources intérieures dans un contexte de rareté par les deux familles, Bel Ali et Trabelsi. L’avidité et la cupidité de ces deux clans au pouvoir atteint plus particulièrement les classe possédantes et les hommes d’affaires. D’où un isolement et une fracture entre les clans au pouvoir et le reste de la société tunisienne.
7- La rareté de ressources naturelles en Tunisie- pétrole, minerai, terres agricoles, etc.- et l’étroitesse de son industrie font que le pays ne pouvait présenter qu’une résilience toute relative à la déprédation et aux excès de gabegie.
Toutes choses se résumant en une répression sociale, administrative et politique exagérée, faisant de la Tunisie un maillon faible qui a basculé tout naturellement, en vertu d’une surdétermination qui avait fédéré tous les mécontentements et toutes les contestations contenues : l’immolation du jeune Bouazizi par le feu.
Comme le fera ultérieurement l’armée égyptienne, l’état-major tunisien a activé le changement en surface en persuadant Ben Ali de s’en aller, afin de préserver l’ossature du système tunisien en évitant qu’une forme de radicalisation absolue menace toutes les institutions et les hommes.
Egypte
Avec près de 85 millions d’âmes, l’Egypte présente, par ce seul fait, un potentiel formidable d’énergie susceptible d’être dirigé aussi bien vers la création et la production, que vers la contestation et le démantèlement de l’ordre établi.
C’est une société fortement hiérarchisée, sévèrement inégalitaire et dont les ressources demeurent somme toute faibles au regard son importance numérique. A l’évidence, le régime social et politique égyptien conjugue concentration du pouvoir politique et économique entre les mains d’une minorité. Le fait est qu’une pareille concentration ne pouvait aller sans l’exercice d’une répression sévère. Face à une répartition des richesses fondamentalement injuste, la force politico-juridico-policière devient l’instrument obligatoire (d’un point de vue philosophique, cette dictature cache un désordre profond et donne à voir un ordre de surface fragile). Comme en Tunisie, en Algérie, au Maroc, en Syrie ou en Libye, au prime abord, la démocratie politique n’est pas la principale revendication des larges couches de la société ; la revendication sociale / économique est la motivation essentielle. L’exigence politique de mettre fin au système en place (l’ordre établi), est intervenue, dans les deux cas, après que la classe politique et quelques fractions de la société civile eurent pris le train de la contestation populaire. Etant entendu que la revendication politique portée par les partis eux-mêmes, à Tunis comme au Caire est ancienne, mais elle est restée inféconde faute d’un soutien populaire massif.
Qu’est-ce qui donc à surdéterminé cette révolte populaire massive qui a conduit au renversement pacifique du régime ? Voyons ce qui fait de l’Egypte de Boubarek le second maillon faible sur l’axe formé par les pays arabes le long de la Méditerranée.
Au plan interne :
1- Forte rigidité de la structure sociale, générant une faible mobilité
2- Répartition inégalitaire et souvent absence d’équité sociale faisant que l’Egypte compte plus de 25 millions de personnes démunies vivant en dessous du seuil absolu de pauvreté.
3- Rareté des richesses et leur concentration entre les mains d’une minorité.
4- Absence d’une réelle classe moyenne, définie au sens économique du terme. Il existe certes une classe moyenne supérieure minoritaire et une couche moyenne inférieure plus large, par conséquent numériquement plus importante et économiquement plus faible. Mais il se trouve qu’elle est de plus en plus érodée par le chômage ambiant et durable, notamment parmi les diplômés universitaires.
Les jeunes égyptiens qui avaient manifesté le 25 janvier 2011 portaient notamment une revendication sociale, avant la répression dont ils ont fait l’objet. L’intensité prise par le mouvement depuis lors avait attiré les autres acteurs de la société : parties politiques d’opposition, figures et organisations de la société civile, et ultérieurement professionnelles.
Dans les deux exemples, le passage à la revendication jusqu’au-boutiste est intervenu après une sévère répression des jeunes manifestants et les suites répressives exercées sur les individus isolés. Ceux qui ont suivi avec toute l’attention nécessaire la prise de parole par l’opinion publique égyptienne dans les médias d’Etat, voire privés, particulièrement les télévisions et les radios, après que le siège fût installé sur la grande place Ettahrir, au Caire, et la radicalisation des manifestations, auront indéniablement noté que l’opinion fût nettement partagée après le premier discours du président Moubarak. En effet il apparaissait que parmi les diverses couches sociales, les réponses apportées méritaient que l’on mette fin aux manifestations.
Seulement il arrivât que l’alchimie qui s’opérait dans le magma constitué par les forces agissantes sur la place Ettahrir, islamistes, opposition partisane et individuelle, chômeurs, étudiants et autres contestataires, nourrît par une intense désinformation conduite sciemment par des médias satellitaires arabes et occidentaux, excitaient à l’extrême cette masse grossissante contre le régime en place.
Nous n’étions guère surpris d’entendre des analystes crédibles et établis dire que c’est sur la place Ettahrir même que la foule, entièrement coupée de l’extérieur, fut abreuvée d’information fabriquées sans rapport avec la réalité du terrain, jusqu’à créer les conditions psychologiques d’une revendication radicale absolue.
Le ralliement de la société égyptienne dans sa globalité, y compris dans le système lui-même, organisation des journalistes, ordre des avocats, organisation des femmes, syndicats…, à l’opinion radicale, dans un second temps, suggère en effet que la radicalisation est née et s’est nourrie de sa propre dynamique, sur le terrain même.
Ce schéma d’auto-génération d’une idéologie radicale a très certainement opéré de la même façon sur le terrain tunisien. Dans les deux pays, on s’attendait à ce que les partisans du régime, c’est-à-dire les classes qui lui sont alliées fassent le contrepoids et agissent telle une force contre-révolutionnaire. Or, cela ne fut pas le cas !
Pourquoi donc ?
A priori, c’est peut-être parce que ces groupes sociaux sont en réalité minoritaires, ou enclins à l’opportunisme au point de se désolidariser du régime, précisément pour pouvoir poursuivre leur mainmise, quel que soit la nature du pouvoir en place ; peut-être est-ce la combinaison de ces deux aspects qui agirent.
La morphologie institutionnelle est semblable dans les deux pays. Le principe consiste en l’accaparement par un parti dirigeant des diverses autorités institutionnelles réunies en un pouvoir concentré. Quant aux élections, elles servent généralement à légitimer cet état de fait.
Cependant, il y a lieu de signaler cette différence essentielle entre le régime tunisien et égyptien : ce dernier procède fondamentalement de l’armée. Celle-ci gouverne indirectement au travers de la personne du président, du chef d’état-major et des services d’intelligence et de sécurité.
Sans doute n’est-il pas fortuit que Moubarak ait, promptement et tout naturellement, formé un gouvernement dirigé par un ancien militaire, et confié les postes importants comme les Finances à un autre militaire, en plus de son vice-président.
Donc, que l’état-major de l’armée eût pris la succession après Moubarak n’avait rien d’inattendu en soi, car ce n’était-là qu’une attitude d’auto sauvegarde et de protection du régime dans sa substance (individus et classes). Cela étant, on offre en sacrifice quelques brebis afin de conjurer les démons et d’exorciser le sort funeste que les révolutions réserves historiquement aux titulaires des régimes déchus.
L’investiture d’un nouveau premier ministre accepté par l’opinion, chargé de former un gouvernement de transition, ne bouleverse pas en elle-même l’ordre instauré par l’état-major de l’armée ; et, cette dernière, en y consentant se concilie la volonté populaire désormais noyée dans l’illusion d’un changement voulu et auquel elle prend part.
Dans les deux pays, les gouvernements formés de technocrates, politiquement non marqué, dissimulent l’inertie qu’ils exercent sur la dynamique initiale des deux révolutions. Dans les deux cas, les membres des nouveaux exécutifs gouvernementaux ne sont guère que des fonctionnaires soumis au régime d’une bureaucratie qui souvent les dépasse et les entraîne malgré eux.
En d’autres termes, nous ne sommes pas encore dans la dynamique d’un changement politique et culturel foncièrement créateur ou révolutionnaire, mais dans une phase de reconduction de l’ordre dominant tant en matière politique et économique, qu’en ce qui concerne les modes de gestion de l’ensemble du système institutionnel et d’Etat.
Les élections présidentielles et législatives attendues au Caire comme à Tunis introduiront-elles des changements fondamentaux aux processus culturels, politiques et juridiques ou n’instaureront-elles que l’illusion de tels processus ? Donc, l’exécutif, détenant un pouvoir de gestion mais non de souveraineté, n’est guère en conflit avec l’ordre en vigueur.
Ce questionnement se justifie par le fait que bien souvent, les mécanismes de domination des sociétés sujettes à des bouleversements semblables, autrement dit la nature de la propriété et les schémas de répartition des richesses, ne changent guère, et à fortiori dans un pays fondamentalement libéral pauvre !
Ce qui présente de l’intérêt, c’est la célérité et la méthode avec lesquelles les partis au pouvoir ont été décapités, et de ce fait la comparaison des méthodologies à l’œuvre dans le reste des pays arabes, là où la contestation populaire est à l’oeuvre.
La mécanique de la contestation des pouvoirs en Tunisie, en Egypte, au Yemen, au Bahrein, etc., peut paraître au prime abord similaire, hormis sans doute en Libye où le mode opératoire confine à la rébellion armée sécessionniste, nourri par la machine islamiste d’El-Qaîda au Maghreb.
La Libye
Parler de révolution en Libye est proprement absurde !
Le mouvement de contestation dans l’Est du pays s’apparente plutôt à une rébellion armée conduite par des islamistes, mais inspirée également par l’opposition libyenne installée aux Etats-Unis et en Grande Bretagne. Il est apparu au fil des jours que cette rébellion est fatalement vouée à l’échec. Quels en sont sa morphologie et son caractère?
1/. Ce n’est plus une révolution populaire dans les deux premiers exemples. Elle paraît rassembler des minorités hétérogènes, voire antagoniques sous une même bannière : islamistes fondamentalistes, opposants inféodés à des centres étrangers, communautarisme tribal restreint…
2/. Elle présente un caractère fractionnel.
Dès lors que ce sont des fractions de l’opinion publique libyenne qui s’expriment, et de la pire manière – violence et inféodation à des centres étrangers – leur action est vouée à avorter.
L’acharnement médiatique extérieur contre le régime libyen et le peuple libyen lui-même, a mis en évidence les faiblesses de la contestation, d’autant plus que le régime n’a pas recouru à priori à une répression aveugle et excessive.
La Libye présente des points forts que ni la Tunisie ni l’Egypte ne possèdent :
1/. Disponibilité de ressources importantes
2/. Répartition harmonieuse des richesses
3/. Faible population
4/. Faible déprédation et corruption
5/. Adhésion des populations au mode de gestion politique et économique
6/. Démocratie typique, participative fondée sur l’idée d’une gestion populaire semi-directe.
Mais le facteur clé qui fait la force du régime en Libye est l’harmonie entre le peuple dans sa majorité et le guide la révolution, Moamar El-Gueddafi.
Par conséquent, la Libye n’entre pas dans la classification de la théorie du « maillon faible ». Apparemment le régime politique libyen ne cadre pas avec les critères sur lesquels se fondent les méthodologies déstabilisation telles que les définissent les stratégies élaborées par des lobbies actifs aux Etats-Unis, en Grande Bretagne et ailleurs en occident.
L’ordre établi à Tripoli ne peut être fragilisé car intérieurement, il n’est pas isolé. Les assauts violents qu’il reçût de l’extérieur, ont eu l’effet inverse, excitant plutôt l’esprit nationaliste et communautaire des Libyens.
Conclusion
Ces éléments d’analyse nous édifient sur le fait que les révolutions survenues en Tunisie et en Egypte sont atypiques. Elles ne constituent nullement un modèle applicable, mécaniquement, aux pays voisins ou au reste des Etat arabes.
Les déterminations qui ont prévalues pour les deux cas cités, c’est-à-dire les désordres internes que couvent les régimes foncièrement corrompus de Ben Ali et Moubarak ne peuvent agir dans le cas de Tripoli, de Bahrein et du Yemen, car les contextes sont différents : politique, sociologique, culturel et géographique.
Bien que l’on tente d’employer les mêmes méthodes de pression psychologique, entre autre par la mise en branle d’une intense désinformation relayée par les télévisions satellitaires arabes et internationales, et par des moyens de pression sur les opinions publiques autochtones et l’opinion publiques mondiale, par la mise en branle des organisations et institutions communautaires et internationales (ONU, Union européenne, OTAN, Ligue arabe…), il n’en résulte pas les résultats escomptés. FH.