Roman historique
Le récit d’al-Dajzâ’ïr
Sous le ciel de la cité d’ivoire ?
(1815 – 1830)
Récit dixième
J’enfilai bab D’zira et me dirigeai en ligne droite vers Souk l’Kbir, d’où je pouvais atteindre la rue de la communauté israélite. Là se trouve la synagogue[1]. Il y a plus d’un siècle, cette rue changea de nom. Elle s’appelait alors Zanquat Lihoud (rue des Juifs).
En effet, des nouvelles alarmantes nous parviennent des Beylik de Qassantîna, Wahran et le Titery. Les champs de blé commencent à être infestés. L’irruption des sauterelles annonce dévastation et disette, mais aussi le cortège habituel de malheurs et de troubles !
« De quoi seront donc fait les prochains jours ? » se demande le Dey, lorsque le soir face à sa solitude il s’efforce de comprendre le cours des choses, car dans ces circonstances, la crainte que les Janissaires n’exploitent la situation en poussant à la rébellion est fondée.
Debout sur la terrasse du palais, le regard égaré dans l’horizon sombre d’où semble surgir des chimères que la lueur froide d’une lune voilée semble animer, il murmure :
« Il est vital pour nous que les Français s’acquittent de leur dette ! Le retour de Louis XVIII est de bon augure. Ce vieux roi me paraît mieux disposé à notre égard en ce qui concerne nos créances. » Gagné par la lassitude, il décide d’aller s’étendre sur sa natte. Avant de souffler la chandelle posée par terre, il eut cette supplique : « Ô Dieu tout puissant ! préserve-moi des nouvelles catastrophes que je pressens et que ton immense mansuétude affranchisse mon âme des sombres prémonitions qui l’habitent. » Cette supplique apaisa son âme et l’aida à trouver enfin le sommeil.
En cette fin du mois de septembre, l’air est bien plus léger, bien qu’il n’ait pas perdu toute sa moiteur. Levé au point du jour, je contemplai comme à mon habitude la mer, tout en faisant honneur à un copieux déjeuner matinal. C’est du reste mon seul repas de la journée.
Tout à mon plaisir, je considérai le foisonnement de mâts dans le port. Nos corsaires n’étaient pas tous rentrés de croisière, trois ou quatre devaient être encore à proximité côtes Baléares ou italiennes.
Les navires de guerre les plus emblématiques étaient néanmoins là. À l’angle nord, la grande frégate commandée par Ali Tatar : elle est la première à être rentrée au début du mois de septembre ; la frégate baptisée portugaise, commandée par le Raïs Ahmed Ezzemirli et la frégate dite tunisienne, sous le commandement de Raïs Mohammed el-Harrar, amarrées l’une contre les autre, se touchant presque, forment un îlot avec le brick neuf de Salah Raïs.
Depuis plusieurs jours, onze corsaires sur les vingt qui constituent la flotte de guerre et nombre de bateaux canonniers sont au repos dans la darse. Je ne peux m’empêcher de penser avec regrets à Raïs Hamidou, dont la frégate manque si cruellement.
J’en étais là de mes pensées lorsque je perçus le frottement feutré d’un pas. C’était ce chenapan d’Amir. « Incorrigible est ce garçon ! » ai-je alors pensé.
Sentant sa présence derrière-moi, je lui lançai sans me retourner :
« Approche petit vaurien et nourris-toi ! » Amir ne se fit pas prier, mais semble déçu d’avoir raté l’effet de surprise escompté. Il s’assit et me fixa en silence, l’œil ironique, avant de se décider à parler :
« Tu dois savoir vieille cruche que j’ai toujours plus d’une surprise dans mon sac ! Et là j’en ai une qui va te laisser pantois !
— Accouches, bambin insolent !
— Eh bien, comme tous les après-midi, je me rendis au marché aux poissons. C’est généralement à ces heures-là que le marché s’anime, une fois que les pêcheurs eurent accompli la prière de l’asser à Djamâa er-Rabta. Je guettais leur arrivée dans le passage voûté qui passe sous Djamâa J’did et les y accompagnaient, car je me fais offrir du poisson gracieusement à la fermeture du marché.
— Abrège ! lui dis-je, impatient.
Calmez-toi! Devine ce que certains pêcheurs rapportent ?
— Je donne ma langue au chat…
— Accroches-toi, car c’est la dernière chose à laquelle nous nous attendrions : les Américains et les Hollandais sont de retour et croisent à moins de deux jours des côtes !
— Hein ! qu’est-ce que tu racontes, les pêcheurs ne naviguent pas aussi loin habituellement.
— Quant la mer est belle, si ! Ils poussent alors loin et y passent des jours et des nuits. Quelques uns affirment qu’ils ont vu croiser des navires de guerre hollandais et américains.
— Notre quiétude aura donc été si courte ? Cette présence guerrière concomitante est de mauvais augure, car elle annonce une amorce d’alliance très fâcheuse pour nous. Je saisis Amir par le bras et le secoua furieusement, en braillant :
— Mais qu’ont-ils donc, ces Américains ?! Toute honte bue, le Diwân consentit à une paix forcée, conforme en tous points aux désirs du commodore ……. Decatur et William Shaler, l’actuel consul général.
— La paix ? » Peut-être, répliqua Amir, railleur, avant de préciser :
« S’ils croisent si près, c’est peut-être qu’ils se préparent à mettre de nouveau le blocus !
—Et pourquoi donc un blocus ? La question demeura en suspend.
« À mon avis, commenta Amir, sous peu nous les apercevrons à l’horizon ».
Deux jours s’écoulèrent. Au troisième jour, sous les derniers éclats du crépuscule, le bord de l’horizon parut brusquement obstrué par une kyrielle de nefs évanescentes. Très vite, ce n’était plus qu’une masse sombre et mouvante, faisant trembloter l’horizon.
Le lendemain, au milieu de la matinée, des vaisseaux apparurent au large. Un calme inquiet régnait dans la cité ; je sentais l’angoisse m’éteindre ; je courus dans la rue.
Ma maison se trouve à quelques encablures du quartier des juifs. Ceux-là sont très certainement plus inquiets que le reste de la population, car dès que la paie des Janissaire n’est plus assurée ou que survienne la mort d’un Dey, généralement assassiné, ou bien si la menace d’un bombardement de la cité se précise, ce que nous craignons en ce moment, la communauté juive est ciblée par les Janissaires, telle une victime expiatoire et réparatrice.
Commerces et maisons sont alors livrés au pillage et à toutes les formes d’exactions.
Je résolus donc de le traverser avant de me diriger vers Dar al-Imara[2], où la population doit certainement déjà s’y regrouper.
J’enfilai bab D’zira et me dirigeai en ligne droite vers Souk l’Kbir, d’où je pouvais atteindre la rue de la communauté israélite. Là se trouve la synagogue[3]. Il y a plus d’un siècle, cette rue changea de nom. Elle s’appelait alors Zanquat Lihoud (rue des Juifs).
Comme nous étions samedi, j’avais songé rendre visite à Eliaou ben Amour, Rabbin de la synagogue Serfati.
Dans diverses circonstances, j’ai eu à dialoguer avec Eliaou Ben Amour autour de questions de théologie, de philosophie et d’histoire. Aujourd’hui, malheureusement, il n’est guère enclin au débat intellectuel. Contrairement à la grande masse des juifs d’al-Djazâ’ïr, Ben Amour s’inscrit dans la lignée des Rabbins érudits, qui bien que rares ont su se faire reconnaître comme des hommes de savoir.
Quant j’arrivai, il se tenait debout sur le seuil de la synagogue, sans doute recevait-il un dernier fidèle, le samedi étant jour de prières et d’invocation. Dès qu’il me vit, il vint vers moi et m’accueillit en aparté.
Je me souviens que dès notre première rencontre, j’avais conçu une grande estime pour ce dignitaire de la communauté Israélite. D’une conversation à l’autre, je pris conscience de l’étendue de son savoir et fus surpris par son exceptionnelle ouverture d’esprit. J’en parle d’autant plus volontiers, qu’il demeure une intelligence rare au sein de sa communauté.
« Ami, murmura le vénérable rabbin, le sourire forcé. J’ai toujours plaisir à vous accueillir dans notre rue, mais aujourd’hui est pour nous un jour d’infortune.»
— Que vous arrive t-il rabbin Eliaou ? m’enquis-je. Que signifie cette affliction que je lis sur votre visage… ?
— Nous redoutons le malheur qui ne manque jamais de s’abattre sur nos têtes dès qu’un fléau ou des troubles surviennent. Or, la présence des vaisseaux de guerre chrétiens, proches de nos côtes, et la rumeur d’un blocus augurent du pire pour notre communauté, se plaignit-il, la mine défaite.
" Pour nous, les périodes de crise sont porteuses de malheur, car nous sommes alors des victimes expiatoires toutes désignées. Je prie Dieu qu’à la famine qui sévit dans les campagnes ne vienne pas s’ajouter un bombardement qui sèmerait le désordre et nourrirait le courroux des Janissaires contre le Dey. Car alors, mon bon ami, c’est sur nous que toute la colère se déverserait. »
Les appréhensions de Rabbin Eliaou ne sont pas sans fondements. Sa communauté avait plus d’une fois été victime de pillage, de violences et d’exactions commises par la milice, et, à certains moments critiques, la foule y prit part.
« Même après dix ans, susurra-t-il pour justifier ses craintes, notre peuple demeure profondément éprouvés par la répression éprouvée sous le gouvernement de Mustapha Bâcha. Nombre d’entre nous furent exilés à Tunis, si bien que nous ne sommes plus qu’un débris de communauté, vautrée dans une pauvreté crasse et livrée à tous les abus, » regretta-t-il. Je senti en lui cette révolte immémoriale contenue, qu’une patience séculaire avait transformée en pénitence.
Ce furent des jours pénibles pour les juifs que ceux qui suivirent l’assassinat de Mustapha Bâcha ! Un mois durant, ils endurèrent assassinats, viols et rapine, dans un désordre extrême entretenu par l’Agha de la milice en révolte, qui s’efforçait de rallier ainsi les Janissaires sous sa bannière.
Debout dans cette rue étroite et déserte, nous parlions à voix basse, l’air conspirateur. Rabbin Eliaou me prit à témoins :
« Regardez-nous, noble ami, que lisez-vous sur nos faces grises sinon la mélancolie que nourrit la promiscuité et le dénuement ? Nous ne possédons guère de bien immobilier de crainte d’être un jour spolié par le Dey ; nous n’avons de richesse que ce que l’on nous attribue faussement, peut-être pour justifier la mise à sac de nos maisons par la milice toutes les fois qu’elle se déchaîne contre son souverain.
La grande masse des gens de mon peuple est pauvre. Notre commerce est modeste. Ce n’est pas le pauvre juif qui habite cette lamentable rue où nous nous entassons comme des bêtes de somme, mais les Livournais, ces faux convertis qui possèdent le commerce de la Régence, mènent leur négoce Sd’un port à l’autre et corrompent nos puissants et nos souverains ! Notre malheur vient aussi de ce que les rares familles riches, dont les représentants corrompus se sont érigés en chefs de notre nation, surent corrompre et exciter la nature vénale des Deys, ministres et autres grands officiers… »
« Je sais, lui dis-je, les Bacry, les Boujenah et quelques autres vous ont valu plus de mal que de bien. Pourtant il fut un temps où vous prospérâtes grâce au commerce des prises faites par nos corsaires…
— Ce temps-là est révolu, hélas, m’interrompit le Rabbin! Que reste t-il de mon peuple, dites-le moi ? Une masse déchue, taillable et corvéable à volonté. Est-ce la Providence qui a décrété notre malheur à travers les générations ? Je vous le demande, car il semble que la nature se joint à l’arbitraire du Beylik pour appesantir notre misérable condition !
Le courroux céleste menace de s’abattre sur nous. Il nous envoie de nouveau le signe d’un nouveau fléau. Lors la dernière invasion de sauterelles, des centaines de mes frères furent réquisitionnés sans ménagement pour protéger les jardins du Dey. Trois jours durant ils s’épuisèrent, braillèrent au son assourdissant du tam-tam pour chasser ces maudites bestioles. Qu’ont-ils eu en retour, sinon la promesse de nouvelles servitudes, de nouveaux affronts…, de nouvelles vexations !
— Je mesure votre amertume et votre infortune sage Eliaou, et je me désole de la férocité de l’Odjak et des Janissaires ; je me désole de l’arbitraire infligé à votre peuple...je me….
— Nous allons beaucoup prier pour conjurer le malheur qui guette notre cité, m’interrompit Eliaou, il y va de notre salut. »
Il rejoignit en silence sa communauté à l’intérieur de la synagogue, lieu où se fondent les mélancolies, où l’on puise dans le recueillement et la communion la force de poursuivre sur le chemin de la vie malgré l’arbitraire de l’Odjak, et en dépit de la déchéance dans laquelle les maintient le pouvoir turc...
Tant de mépris de l’humanité au nom du Divin, au nom de la religion, j’en suis arrivé à me convaincre que la nature même du pouvoir turc est d’essence haineux, ennemi de la différence, car enfin, la multitude que forment les musulmans d’al-Djazâ’ïr et des autres cités, les peuplades et tributs dans le Tell et les montagnes ne sont pas moins opprimées, différemment certe, mais néanmoins opprimées, parce qu’elles sont aussi différentes de l’élément turc.
Il me revient en mémoire ces mots d’Eliaou au sujet d’un parchemin dans lequel seraient consignées les garanties des droits et protections du peuple israélite d’al-Djazâ’ïr. Il disait que ce parchemin aurait été longtemps conservé par les Rabbins de la cité.
Quant à mois, je suis enclin à croire que ce parchemin n’a d’existence que dans l’imaginaire nourri des frustrations et déceptions de cette communauté. Et si s’était une légende, elle ne nous questionne pas moins sur notre humanité et nos valeurs…(À suivre…)
Fodil Hassam