Quant le front civile et politique s'affranchit de l'Armée
Dès les premières manifestations, les Algériens ont exprimé leurs ambitions politiques appelant au départ de tous les groupes sur lesquels s’appuie l’État profond et tentaculaire qui, depuis vingt ans, a métastasé la sphère institutionnelle, politique, financière et administrative au point d’en faire un monstrueux tissu de corruption.
Après neuf semaines de manifestation, qui ont nourri leur conscience révolutionnaire, le temps n’est-il pas venu de créer les moyens politiques qui devront leur permettre de réaliser leur ambition ?
Certes, mais sans précipitation ! Car il est certain que le temps nécessaire à l’ancrage de la conscience révolutionnaire et le passage à une action structurante et représentative du mouvement populaire raccourcit de semaine en semaine.
Des frémissements prometteurs font sentir que la société entre dans un processus d’harmonisation comme semble le signaler l’expression forte des étudiants et leur fusion à la masse des jeunes manifestants au sein du mouvement populaire.
Les étudiants veulent de toute évidence se positionner en tant que force organisatrice et structurante. Le monde universitaire pourrait s'affirmer tel un vecteur d’expression de l’intérêt général, car il constitue un groupe cohérent susceptible d’entraîner l’élite intellectuelle et les militants actifs dans le champ politique, syndical, associatif ou dans celui des médias, en tant qu'individuellement, afin de former un creuset de réflexion, de proposition et d’organisation.
Les prochaines semaines verront, sans aucun doute, émerger
plus nettement une approche
d’organisation et de structuration
On s’interroge sur le silence de l’élite algérienne et l'on se demande pourquoi elle tarde à s’impliquer par les idées, les écrits et les incitations de toute sorte.
La raison en est que le régime politique a combattu toute forme d’organisation de cette élite, aussi est-t-elle aujourd'hui dans un état d'éparpillement, sans organisation.
Cependant, à chaque répétition le mouvement populaire est rejoint par de nouvelles énergies s’associant et se fondant dans la conscience du nombre. Si le mouvement populaire parait encore hésitant, il en sera ainsi pendant un temps plus ou moins long, car c'est c'est ainsi qu'il atteindra sa maturité.
Nous savons maintenant que des figures nationales au-dessus de toute suspicion sont prêtes à aider, à conseiller et à faire bénéficier de leurs lumières le mouvement populaire, en particulier dans le domaine de l’organisation, le programme, la vision stratégique…
M. Ahmed Benbitour* pourrait être de ceux-là. Certains attendent peut-être d’être sollicités. Dans la rue, on évoque avec moins de défiance M. Brahim al Ibrahimi** ; parmi les politiques de l’opposition, nombre de personnalités jouissent d’une expérience respectable, d’intelligence forte, et qui seraient susceptibles de servir le mouvement populaire.
Si les étudiants [le monde universitaire] s’avèrent être un embryon fédérateur, il y aurait lieu de les encourager et de les appeler à poursuivre leur action organisatrice.
Les associations sont très nombreuses, mais nombre d’entre elles est susceptible d’être instrumentalisés par le pouvoir qui les finance depuis de longues années. Toutefois, il faut savoir séparer le bon grain de l'ivraie, car elles demeurent un excellent vecteur de mobilisation.
Quelques syndicats autonomes peuvent offrir un modèle de structures utiles au mouvement. Mais, de façon plus directe, les quartiers sont un excellent terreau d’organisation, car ils sont à la base même du mouvement. Des comités représentatifs pourraient en sortir, avec délégation de portes parole (représentants).
De nouveau, se profile le pouvoir de nuisance de
l'État profond et tentaculaire
Cependant, le régime et ses relais émergent du premier choc étourdissant suite à l’éviction de l’ex-président. Il reprend du poil de la bête et tente d’ores et déjà d’activer ses profondes tentacules afin d’actionner tous ses soutiens à travers le territoire, voire à l’extérieur du pays.
C’est l’État profond qui bouge! Il est extrêmement nuisible et dangereux. Il a pour lui toute la puissance des institutions : la magistrature et les autorités judiciaires, la force de l’argent, les moyens de répression... ; il dispose d’une grande capacité de contre manifestation, de contre révolution, même s’il a beaucoup perdu sur le plan de la communication.
Le président intérimaire, Abdelkader Ben Salah, pensait pouvoir engager des consultations en vue d’une conférence nationale en élaborant son propre agenda, lors même que le peuple le désavoue et clame son départ. Peu de personnalités nationales se rend à son invitation et sa conférence avait été un échec cinglant.
Abdelkader Ben Salah se pose en représentant d’un pouvoir légitime, brandit la constitution envers et contre la volonté populaire et bat le rappel des troupes du régime.
Aussi bien, la confrontation entre le peuple et l’État profond et tentaculaire est-elle entrée dans une phase coriace et nettement plus ardue. Une puissante entreprise de noyautage du mouvement populaire est peut-être en cours. Une chose est sûre à présent, le régime va résister de toute la puissance de sa machine guerrière.
Dès lors, le mouvement populaire et le régime sont dans des postures de résistance. Si cela devait durer, nous atteindrions indubitablement une étape qui nous plongerait hors du contexte de légalité la constitutionnelle. Dans ce cas de figure, il n’y aurait plus de certitudes.
Après huit semaines d’opposition et de manifestation, le front politique et civile, maintenant incarnés par le président intérimaire Ben Salah et Premier ministre, Noureddine Bedoui, ainsi que tous les tenants de l’État profond s’est affranchi radicalement et prit ses distances de l’Armée.
Si cette dernière joua un rôle incitateur usant surtout de sa puissance symbolique pour enclencher les dispositions constitutionnelles et obtenir la démission de l’ex-président, si elle sut déjouer la stratégie d’usurpation du pouvoir par les ex-DRS [le renseignement et la sécurité anciennement] en cheville avec le clan de l’ex-président, il lui est impossible de contraindre le régime à partir sans user de moyens anticonstitutionnels, c’est-à-dire sans ouvrir une brèche dangereuse dans l’édifice de la légalité, de la légitimité démocratique et constitutionnelle. Ce qui s’apparenterait alors au coup d’État militaire.
La légalité constitutionnelle à laquelle tient tant l’Armée peut être utilement détournée si le mouvement populaire s’érige en interlocuteur organisé, et si comme le suggère très clairement l’État-major de l'Armée, le peuple s’empresse de peser de toutes ses forces sur la magistrature afin de l’obliger à prendre ses responsabilités, de poursuivre, d'immobiliser et de retreindre l’influence de tous les barons corrompus et scélérats qui appuient, financent et confortent le régime politique.
En enclenchant la machine judiciaire et en faisant tomber le plus grand nombre, le régime ne tomberait-il pas de lui-même. FH.
*- Ex-Premier ministre sous le premier mandat de Bouteflika.
**- Ancien ministre des Affaires étrangère dans les années 80' et 90'.