Roman historique
Le Récit d’’Al-Djazâ’ïr
Dans les rues de la cité d’ivoire
(0815 – 1830)
Récit premier -1
"Hélas ! De nos jours la course en mer ne vit plus que dans les souvenirs enfouis de Raïs appauvris. Désormais boudée par les navires marchands étrangers, notre cité sombre dans un ennui mélancolique et une attente apeurée !"
Nous sommes à l’orée de l’an 1815. Bien que nous abordions l’hiver, la matinée nous promet une journée d’une douceur automnale ; les premiers rayons du soleil plongent dans la mer en faisceaux lumineux et l’habillent d’un moiré métallique ; elle s’éveille alors, souffle de longs murmures et s’étire en douces vagues qui viennent mourir au pied de la muraille antique.
Volontiers la cité se livre avec langueur à cet hiver méridional que radoucit un soleil murissant dans un ciel d’azur. Alors que l’astre flamboyant vagabonde vers son zénith, la cité retrouve petit à petit un calme apaisant après l’agitation mercantile matinale ; et, lorsque résonne la voix du Muadhin, elle se livre tout entière au recueillement, avant de s’assoupir.
De nos jours[1], al-Djazâ’ïr intra-muros représente une étendue de quelques soixante dix hectares. Aussi dense qu’un œuf, elle renferme un nombre remarquable de Masdjad et Djamâa. Depuis la Casbah (Citadelle) située à l’extrémité ouest de la médina, jusqu’à bab D’zira[2], à l’est, l’espace est parsemé de ces édifices de culte petits et grands[3]. Chaque corporation d’artisans dispose de son lieu de culte. La cité prend soin de séparer l’espace résidentiel de l’espace commercial.
La vie spirituelle d’al-Djazâ’ïr est intense, les saints (Wâlis) y sont vénérés avec une égale dévotion depuis des temps immémoriaux, et notre foi en la puissance surnaturelle des Wâlis est inébranlable, comme en témoigne l’affluence quotidiennement de la population dans les Zaouïas[4]. Tant de miracles leur sont attribués, transmis à travers les générations[5]. Cependant, dans cette cité volontiers pieuse, l’ironie sait s’accommoder du sacré, car il existe aussi une mosquée pour les fainéants (Djamâ el Mouadjazin), que fréquentent les retardataires habituels.
Aujourd’hui, la cité d’ivoire n’est guère plus ce qu’elle était au temps de sa splendeur ! Un temps pourtant si proche de nous, où la grande place des marchés, son cœur palpitant, bourdonnait telle une ruche, au rythme du flux et reflux incessants d’une foule bigarrée, pittoresque, chatoyant au grès des étoffes qui habillent et coiffent les négociants affluant de tous les pays de la rive méditerranéenne et d’Orient ; on s’y bouscule : Baldi , Juifs, Turcs, nomades du Sahara, Livournais et Vénitien, Hollandais et Italiens, négociants espagnols et armateurs grecs…, une diversité humaine qui emplissait l’espace de langages, d’accents et de sonorités multiples, et qui inspirait un sentiment de délicieuse convivialité.
Les revenus de la course en mer apportaient alors aisance et richesse à al-Djazâ’ïr, entretenant une riche activité au Badistan, lieu de commerce lucratif des esclaves et des produits des prises. Juifs et Andalousiens animaient, à l’exclusion de tout autre groupe de négociants, ce lieu de prospérité.
Hélas ! De nos jours la course en mer ne vit plus que dans les souvenirs enfouis de Raïs appauvris. Désormais boudée par les navires marchands étrangers, notre cité sombre dans un ennui mélancolique et une attente apeurée !
La cité vit depuis plusieurs mois sous le gouvernement du Dey Omar Bâcha. L’hiver finissait, quant des signes inquiétants se précisèrent à l’horizon, tels des augures de lendemains chargés de menaces. Raïs Hamidou est mort en vaillant corsaire au cours d’un bataille navale, au large du cap de Gate, où une escadre américaine, croisant en Méditerranée, avait surpris et encerclé sa frégate[6] isolée.
Avec la mort de notre champion, la conviction que le sort s’acharne contre notre cité et qu’une malédiction nous poursuit semble définitivement ancrée dans nos esprits. Une malédiction que le Dey Omar Bâcha attire sur nos têtes, répète-t-on parmi le peuple et les soldats.
En effet, le sort voulut que le Dey Omar débutât son règne sous les plus mauvais auspices. Depuis quinze ans, la violence ronge les différentes fractions de l’Odjak et divise le sérail, devenu le lieu de toutes les conspirations et traîtrise, et, dans tout le pays, les tributs arabes et kabyles entretiennent une rébellion durable qui, aujourd’hui encore, partout ébranle le pouvoir des Turc.
Dans ce contexte, les revenus de l’État tarissent dangereusement et le Trésor ne parvient plus à assurer la paie des soldats de l’Odjak.[7] Depuis la mer, les tambours de la guerre se font déjà entendre. Alors que les rapports avec les puissances chrétiennes sont des plus incertains, les Américains, qui déploient leur flotte en Méditerranée depuis la fin de la guerre avec l’Angleterre, entendent à présent en découdre avec la Régence persistant, pour la troisième année de successive, à refuser de payer le tribut habituel.
Fodil Hassam. (À suivre…)
[1]- En 1815.
[2] - C’est la porte qui donne accès au port.
([3]) Alger comptait au XVIIIe siècle jusqu’à quatre vingt dix mosquées.
([4]) Certaines sources citent jusqu’à trente zaouïas fréquentées par la population.
[5]- Le plus emblématique est sans doute Wâli Dada, un saint crédité du miracle de la destruction de l’armada de Charcles Quint, dans la baie d’al-Djazâïr. La tradition rapporte qu’il aurait soulevé la mer de son bâton alors que les navires espagnols se rassemblaient dans la baie ; un grand nombre de navires auraient été ainsi coulés. Depuis lors, avant de prendre la mer, les Raïs se recueillaient sur son tombeau, à proximité de bab Azzoun.
[6]- Deux jours plus tard, sous les ordres du commandant Decatur, l’escadre capturait un grand Brick appartenant à la Marine d’al-Djzâ’ïr.
[7] - Concernant la chronologie des Deys, voir H-D. De Grammont, Correspondance des Deys d’Alger avec la Cour de France, 1579 – 1833.