Qâa Essour. La muraille fortifiée et le port d'al-Djazâ'ïr, en 1815 - Sur la gauche on distingue bab L'bhar et le petit port de pêche.
Roman historique
Le Récit d’’Al-Djazâ’ïr
Dans les rues de la cité d’ivoire
(1815 – 1830)
Récit troisième – 3
La foule, désœuvrée, grossissait d’heure en heure, bruissant de mille voix ; par moments, des cris s’élèvent pour réclamer la libération de la frégate algérienne ; d’ici et de là on entend fuser les cris d'assassins! et de vengeance! qui se dissipent aussitôt dans la moiteur de l’air.
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‘ai dormis jusques tard, mais d’un mauvais sommeil, transpirant comme une bête dans son poil. L’air est chaud et humide. Ma première idée était d’aller m’aérer sur la terrasse et jeter un œil sur le port. C’est un rare privilège pour un homme de pouvoir jouir de sa terrasse pendant le jour ! Dans notre cité, jusqu'au soir, cet espace est exclusivement réservé aux femmes ; à la nuit tombée, les hommes en reprennent possession.
Il y a un an, j’ai acquis une coquette maison, merveilleusement abritée dans Qâa es- Sour, et dont la terrasse surplombe la darse, offrant de ce fait une vue sur toute la rade. Tous les jours que Dieu fait je m’extasie devant la majesté de cette baie piquée de mille étoiles scintillant sous le soleil matinal ; certes, un privilège !
Ce matin du 25 juillet, plus qu’à l’accoutumé, on se bouscule sur le môle ; les cinq vaisseaux formant l’escadre américaine captivent la foule qui, déjà, emplit les espaces rocheux qui s’étendent jusqu’à Bab L’bhar.
Depuis mon observatoire je distingue avec netteté l’animation sur les ponts supérieurs des vaisseaux américains. Sur celui qui paraît être le vaisseau amiral, on s’affaire à des préparatifs de mise à l’eau d’une embarcation, comme semble l’indiquer le mouvement des bossoirs. L’absence d’une brise de terre a rendu possible la station Sud/Sud-Est, à près d’un mille des forts armés, qui trace la ligne de défense du côté de la merde la mer. Ce qui indique clairement le caractère pacifique de cette présence, car toute manœuvre tendant à les contourner ferait réagir les canonniers de bordj l’Fnar, qui suivent avec attention l’achèvement des manœuvres.
Je résolus alors d’aller chercher ma longue-vue et suivre le déroulement des évènements plus confortablement. Eh oui ! tout Baldi digne de ce nom possède un tel instrument, car une de nos occupations favorites consiste à scruter l’horizon, surveiller le port et suivre ce qui se passe sur nos forts.
Alors que la chaloupe se posait sur l’eau – une assez longue embarcation à rames, munie d’un mât arborant le pavillon parlementaire –, arrivait depuis le môle le canot de Kaïd el Marsa[1]. Il se distingue par son uniforme rouge chatoyant, sous ses broderies d’or. Un premier échange eut lieu sur la ligne même qui délimite la darse, puis les deux embarcations retournèrent chacune dans la direction d’où elles étaient venues.
Le capitaine du port est tenu lui-même de faire parvenir au Dey la communication reçue de l’émissaire américain. À cette date, les États-Unis n’avaient plus de consul depuis déjà trois ans, leur chargé d’affaires ayant été expulsé au début des hostilités.
La foule, désœuvrée, grossissait d’heure en heure, bruissant de mille voix ; par moments, des cris s’élèvent pour réclamer la libération de la frégate algérienne ; d’ici et de là on entend fuser les cris d' assassins! et de vengeance! qui se dissipent aussitôt dans la moiteur de l’air.
En face, sur les navires américains, les officiers s’affairent à leur poste. Cette première journée n’apportera certainement rien de plus. Ces sortes de négociations s’étirent généralement sur plusieurs jours avant d’aboutir, si jamais elles aboutissaient. Je résolus donc de quitter mon observatoire et de me rendre, dans l’après-midi, chez mon vieil ami, Mohammed bel Khûdja, Bach-Chaouch en robe noir du Dey. Il m’éclairera plus sûrement sur ce qui se passe au Palais.
Mohammed bel Khûdja appartient aux notables d’al-Djazâ’ïr. Il naquit dans une famille fortunée et de noble descendance, au sein de laquelle les hommes, d’une génération sur l’autre, fréquentent les universités al Azhar et al Zaïtouna.
Un soir que nous nous retrouvâmes chez un ami commun, habitant une de ces délicieuses maisons de campagne bâties au pied de Bouzaréah, bel Khûdja me conta les circonstances qui conduisirent un de ses ancêtres à se rendre à Ténès afin de suivre l’enseignement éclairé d’Abou Ishaq Ibrahim, dont il devint disciple. La notoriété de ce dernier en matière de droit Malikite s’étendait déjà bien au-delà de sa ville natale. Malheureusement, les troubles qui affectèrent cette région le poussèrent à chercher refuge dans la capitale des Abdelwadides (Tilimçân), où il s’était établi ainsi que son frère, Abou’l Hasen, sous la protection bienveillante de Yaghmourâsan ben Zayân et son successeur, le sultan Othman. C'était il y a plus de six cents ans.
N’ayant pu suivre le maître, son ancêtre a dû se résoudre à regagner al-Djazâ’ïr où il remplît, pendant de longues années, l’office de Cadi Maleki, dispensant pendant de longues des cours à la Grande Mosquée almoravide. C’est ainsi que cette lignée de clercs exerça d'une génération à l'autre des charges officielles au sein de l’État turc.
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Bel Khûdja occupe une demeure sur deux niveaux, située au dessous d’al-Qasba J’dida[2], dans la partie haute de la ville, un périmètre résidentiel compris entre Ayn al-Mouzawwaqa[3] et Djamâa al-zaytouna[4], et où la bourgeoisie Hadrie y est établie. Mes fréquentes visites à bel Khûdja ont fait de moi une figure familière dans le voisinage. Aussi, c’est souvent avec un plaisir réel que je m’attarde à échanger avec Chachtri, le tailleur Andalou, Sidi Brahim, dont la famille y avait bâti au siècle dernier une somptueuse demeure, et d’autres… La maison qu’occupe mon ami est en revanche bien plus récente. Je crois me souvenir qu’elle fut construite trente cinq ans plutôt.
Pendant les fortes chaleurs d’été, alors que l’Outa (ville basse) suffoque, cet endroit de la haute ville est en permanence exposé à un courant d’air rafraîchissant. De plus, la proximité d’une autre fontaine, Ayn al-Zarka, particulièrement bien ouvragée, emplit l’air d’une humidité bienfaisante.
Ayn al-Zerka. Un bel ouvrages tout en marbre de forme carrée. Elle est surmontée d’un toit en auvent, soigneusement exécuté, elle est aussi dotée d’un abreuvoir ; elle présente trois faces sculptées d’arabesques et gravées de versets du Coran. La présence constante de cavaliers richement vêtus, abreuvant des montures à l’harnachement incrusté de cuivre et d’éclats d’argent, cousu avec le plus grand raffinement, confère à cet endroit un caractère distinctif.
Et pour cause, le territoire alentour était la propriété d’un ancien Agha des Spahis avant de venir enrichir le patrimoine du Dey Mustapha Bâcha, dont tous les biens, après son assassinat, avaient été confisqués au profit du Beylik.
A chacune de mes visites j’offrais du tabac à mon ami, ce qui généralement l'enchantait car c’est un fin amateur de bons tabacs de chez-nous et d’Orient. D’ailleurs il s’enorgueillit de posséder une des plus belles collections de pipes. Cette passion lui a été transmise par son grand père, lequel l’avait personnellement initié à l’art de traiter les feuilles de tabac de diverses provenances, et de les apprêter. Et à propos de la pipe, plus particulièrement le Chibouk, très affectionné par nos citadins, que l'on fume en le laissant reposer par terre, étant d'une certaine longueur, ce Chibouk, présent chez tous nos cafetiers, accompagne invariablement la tasse de café noir*.
C’est au Caire, où son aïeul avait longtemps séjourné et suivi des études théologiques et de droit canon, qu’il s’intéressa au négoce de la feuille de tabac, avec le précieux accompagnement d’un négociant égyptien, un certain Radjeb, qui avait prospéré en commerçant avec Tunis, Salé et Tripoli.
Et c’est précisément vers ses mêmes ports qu’il fournit depuis Alexandrie, que l’aïeul en question prospéra à son tour et bâtit des relations fort utiles, tant en Egypte qu’à Istanbul, Smyrne et Damas. Ayant eu l’idée géniale de transformer et vendre un amalgame de diverses feuilles cultivées en Orient et sur les côtes d’Afrique, il s’est bâti une renommée, devenant ainsi le fournisseur des grands amateurs de tabacs à Tunis, en Égypte, en Syrie, en Turquie et à Tripoli.
Le mélange des tabacs d’Orient et ceux produits chez-nous se fait selon une recette bien gardée. La douceur du tabac d’al-Djazâ’ïr, le caractère corsé de celui de Bôna et le goût incomparablement parfumé des feuilles cultivées en Grèce, en Turquie et sur les hauts plateaux syriens enchante les fumeurs raffinés et distingués. Cependant, il ne dut sa prospérité qu’en s’associant à un marchand Juif de Livourne établi à al-Djazâ’ïr. Aussi, grâce à la bonne entente avec ce denier, un commerce triangulaire s’est établi entre la Régence, la côte africaine et le Levant.
De tout temps, le commerce du tabac est un privilège accordé aux négociants juifs. Le Dey concède ce fermage en contrepartie d’une redevance de 4000 ou 5000 livres payées tous les ans par le chef de la nation juive d’al-Djazâ’ïr. Malheureusement ce trafic fructueux appartient désormais au passé, car depuis plus de vingt ans, les échanges commerciaux avec l’étranger se dégradent...
Fodil Hassam. (À suivre …)
[1]- Il est également dénommé Liman Raïs. C’est le capitaine du port, dont les attributions consistent à établir le contact avec les bateaux étrangers, transmet au Dey les communications qui lui sont adressées et conduit auprès de ce dernier les émissaires étrangers.
[2] - Citadelle transformée en 1817, par le Dey Ali Khûdj, en résidence officielle et siège du pouvoir.
[3] Cette fontaine se situe en dessous de la Citadelle (Casbah).
[4] Dans notre cité, il est une prose qui glorifie le café, et qui dit ceci: "il doit être chaud comme l'enfer, noir comme la nui et doux comme l'amour!"